Un vieux capitaine se raconte.
Disparues les occasions qu'il aurait su comment saisir : et disparu aussi le troupeau aux ailes blanches de ces voiliers qui vivaient de la vie incertaine et turbulente des vents, et tiraient de grosses fortunes de l'écume de la mer. Dans un monde qui rognait les profits au strict minimum, dans un monde qui pouvait faire deux fois par jour le compte de son tonnage libre, et où les affrètements disponibles étaient happés par câble trois mois à l'avance, il n'y avait aucune chance de faire fortune pour un homme qui erre au hasard avec un petit trois-mâts : - en vérité à peine de quoi vivre.
À l'aube de sa vie un vieux capitaine, dans une nuit sans fin, se raccrochait à tous les espoirs ; et quand l'évidence de son infortune était plus forte que son espérance, il s'efforçait de ne pas croire à la réalité...
(Re)découvrez ce grand roman classique, et plongez dans le récit d'un vieux capitaine, dans un monde où il n'y avait aucune chance de faire fortune pour un homme qui erre au hasard avec un petit trois-mâts...
EXTRAIT
Un pilote voit mieux qu'un autre, parce que sa connaissance des lieux, comme une vision plus pénétrante, précise la forme d'objets rapidement entrevus, perce les voiles de brume que les orages de la mer étendent sur la terre, définit avec assurance les contours d'une côte couverte d'un Iinceul de brouillard, les formes de repères à demi-ensevelis dans une nuit sans étoiles comme dans une tombe à fleur de terre. Il se reconnaît parce qu'il sait déjà. Ce n'est pas à la grande portée de sa vue, mais à son savoir plus étendu que le pilote demande sa certitude, celle de la position du navire d'où peut dépendre le bon renom d'un homme, et la paix de sa conscience, la justification de la confiance qu'on lui a marquée, et sa propre vie aussi, vie qui est trop rarement son entière propriété pour qu'il puisse en disposer, et d'autres vies encore, celles d'humbles êtres dont les affections sont enracinées au loin peut-être, et que le poids du mystère qui les guette rend aussi intéressantes que celles des rois. La science du pilote soulage et rassure le commandant d'un navire; toutefois, dans cette fantaisiste suggestion d'un poisson-pilote escortant une baleine, on ne pouvait attribuer au sérang une connaissance supérieure. Comment l'aurait-il acquise ? Ces deux hommes - le blanc et le brun, - avaient commencé ensemble à faire ces voyages, le même jour : et un Blanc en apprenait naturellement plus en une semaine que ne pouvait le faire en un mois le plus doué des indigènes. Il avait été attaché au commandant comme s'il pouvait lui être utile, comme on dit que le poisson-pilote l'est pour la baleine. Mais de quelle façon - là était la question, - de quelle façon ? Un poisson-pilote... un pilote... un... Mais s'il ne s'agissait pas d'une connaissance supérieure, alors...
Sterne avait découvert la chose. Elle répugnait son imagination, choquait ses principes d'honnêteté, sa conception de l'humanité. Cette énormité affectait la notion qu'il avait de ce qui est possible en ce monde; c'était comme si, par exemple, le soleil était devenu bleu, et eût jeté une lumière nouvelle et sinistre sur les hommes et la nature. Au premier moment, Sterne se sentit réellement défaillir, comme s'il avait reçu un coup bas; pendant une seconde son regard distrait crut même que la mer avait pris une couleur nouvelle et étrange; et il éprouva dans tous ses membres une sensation d'instabilité, comme si la terre s'était mise à tourner en sens inverse.